Bien que j’évoquerai à nouveau le sujet des standards traditionnels du thé, j’avais envie de revenir sur nos critères personnels d’appréciation du thé, représentant une autre facette de ce qui fait notre jugement. En effet, cet aspect tient aussi une grande place dans le processus de sélection et d’appréciation du thé. La connaissance des standards traditionnels et des critères de qualité doit tenir un rôle prépondérant et servir de base, surtout pour les professionnels qui se doivent de savoir reconnaître l’authenticité, et différencier différents niveaux de qualité. Néanmoins, la subjectivité de chacun entre en jeu, dans le sens où chacun possède ses propres critères d’appréciation, son propre vécu, ses affinités personnelles, et ses propres techniques pour détecter ce qu’il recherche dans le thé : tout ceci influence notre jugement. Certes, chacun ses goûts. Il n’est pas question ici d’en discuter, ni de dire ce qui est bien ou mal. Le but est plutôt de comprendre les différentes motivations, de comprendre notre propre subjectivité, et d’essayer de voir pourquoi nous avons développé tel ou tel critère, qui va nous amener à choisir et apprécier tel ou tel thé. L’intérêt est aussi d’apprendre à se détacher quelque peu de notre subjectivité.
L’essentiel reste justement de ne pas confondre ses propres “goûts et couleurs” avec sa capacité à juger le thé. Et il n’est pas si aisé de naviguer entre objectivité et subjectivité. Par exemple, je suis en train de boire un blend de thés noirs à l’anglaise, avec du sucre et du lait, et en bonne compagnie. En toute objectivité, le blend en question est de piètre qualité, mais cela ne m’empêche pas de l’apprécier. L’exemple est un peu gros, certes, mais ce genre de choses se manifeste aussi de manière beaucoup plus subtile. Par conséquent, il reste fort intéressant de savoir différencier les nombreux critères qui entrent en jeu au moment de juger un thé, qu’ils soient personnels ou purement objectifs. Bref, difficile de ne pas confondre goûts personnels et jugement de la qualité. Avoir conscience de tout cela est déjà une merveilleuse chose qui permet de cultiver un certain détachement.
Les conditions extérieures jouent un rôle certain lorsqu’il s’agit de juger un thé. En effet, un moment, un lieu, une ambiance, une compagnie particulièrement agréables (ou à l’inverse, très désagréables) peuvent parfois influencer le jugement. Cependant, c’est bien notre paysage intérieur qui va donner la tendance déterminante dans le processus, tout en étant le moins évident. Il faut en être conscient pour pouvoir rester vigilant. Quels critères interviennent lorsque nous nous disons : j’aime ce thé, ce thé est bon. Certains sont assez faciles à identifier. Par exemple : le parfum, les saveurs et la texture me sont agréables. Et puis, il existe des critères plus difficiles à saisir, comme : ce thé me procure une certaine forme de bien-être. Un bien-être qui pourrait bien se manifester de différentes manières et sur différents plans, d’où le manque de précision quant à sa définition. Nous pouvons aussi sentir qu’un thé déclenche une attitude, une pensée, un sentiment. Il y a déjà beaucoup de subtilités dans la définition même de tous ces critères.
Nous pouvons certainement différencier les critères de sélection et les critères d’appréciation, bien que certains soient intimement liés. D’autre part, les goûts et les attentes évoluent avec le temps et l’expérience. Ainsi nos critères personnels d’appréciation du thé ne sont pas figés. Et toute notre expérience en matière de thé va directement influencer notre jugement.
Parmi les critères d’appréciation les plus classiques, nous trouvons : le goût, le parfum, la longueur en bouche et dans la gorge, la texture, la pureté, les sensations dans le corps, les émotions, le plaisir, le Qi… Dans les critères de sélection, nous allons trouver : l’absence de pesticides et autres produits phytosanitaires, la teneur en principes actifs favorables à la bonne santé (et pour certaines personnes, ce critère représente une priorité absolue), des conditions de culture respectant la nature et les hommes, ou les traditions… la sélection peut aussi se faire par rapport à la date de récolte, au prix, à la provenance, etc… Et puis, les critères qui touchent à la fois le domaine de la sélection, et celui de l’appréciation : le respect des standards traditionnels (l’authenticité du thé qui comprend le terroir, la fabrication…), le niveau de qualité par rapport au prix… Le choix de tel ou tel thé est aussi influencé par la dimension humaine. On va chez tel paysan, ou chez tel vendeur non seulement parce que l’on aime sa façon de travailler, mais aussi parce qu’une relation privilégiée s’est établie et que “le courant passe”. Ceci peut aussi tout à fait influencer notre jugement. D’où la nécessité, encore une fois, de prendre du recul.
Sur certains critères, on peut éventuellement faire des concessions. Alors que sur d’autres, il n’en est pas question. On pourrait ainsi attribuer un ordre d’importance à chacun de ces critères. Je me suis demandée quels sont les critères qui m’importent le plus pour sélectionner, juger et apprécier un thé, afin d’essayer de clairement les classer. Il me semble que la tâche n’est pas si facile, et tout bien réfléchit, je ne parviens pas à donner un ordre d’importance à tous ces critères car beaucoup d’entre eux me paraissent indispensables et indissociables. Personnellement, le respect des standards traditionnels du thé (ou authenticité) représente un premier critère capital qui implique la connaissance des terroirs, des méthodes de fabrication, des paysans, de l’histoire, etc… Ensuite, je privilégie toujours une agriculture raisonnable et harmonieuse, qui respecte la nature et ses cycles, ainsi que les êtres humains. On apprend rapidement que la qualité du thé est en directe corrélation avec son mode de culture et de fabrication. Et puis, il va sans dire que je prend en considération toutes les caractéristiques d’un thé (aspect, parfum, goût, texture, longueur en bouche et en gorge, pureté, fraîcheur, sensations physiques et émotionnelles, Qi, etc…) . Cependant, il y a une chose que je recherche avant tout, c’est que toutes ces caractéristiques sonnent juste, à l’unisson et en HARMONIE. En somme, je recherche l’Unité. Pour moi, le thé doit être un TOUT harmonieux. D’autre part, quelque soit le thé, je dois percevoir sa vitalité. Un thé bien traité et choyé (culture, cueillette, fabrication,etc…) portera un aspect “vivant” qui me parait essentiel. On peut diviser tous ces critères pour les analyser et en tirer les conclusions qui nous permettrons d’avancer. Mais finalement, c’est bien le tout formé par chacun de ces critères qui m’importe.
D’autre part, je voulais évoquer les différentes “stratégies” que nous pouvons mettre en oeuvre pour parvenir à détecter les fameux critères que nous recherchons. Par exemple, quand je dois juger des thés, il existe un aspect extrêmement important : la mise en conditions. D’une part, il y a la préparation physique pour que tous mes sens soient capables de fonctionner de manière optimale. Et, il y a aussi la préparation de l’esprit, une prise de recul (justement pour éviter une subjectivité trop forte). Je cultive donc un esprit clair et direct, vierge de tout remue ménage causé par les pensées. Et tout cela se travaille en amont, pas seulement au moment de juger le thé. J’ai besoin de capter le thé tel qu’il est dans la réalité, et non tel qu’il peut être, teinté par mon monde intérieur. Il faut donc un état de pureté, à tous les niveaux. Au moment de juger le thé, je rassemble à la fois toute mon expérience et toute la concentration nécessaire pour obtenir le silence, la clarté et l’ouverture d’esprit. De cette manière, je peux percevoir tous les détails qui constituent un thé dans sa globalité. Cela permet aussi d’évaluer la vitalité du thé.
Finalement, il m’est très difficile de donner une hiérarchie précise de tous mes critères, tant ils vont s’adapter à chaque thé et tant j’essaie de faire le moins de concession possible. En revanche, je ne m’inscrit pas dans une recherche éperdue de l’hypothétique thé parfait (cela ne mène tout simplement à rien). Personnellement, j’apprécie les thés qui nourrissent mon esprit et mon coeur autant que mon palais et mon corps, ou qui déclenchent une remise en question, ou qui me font avancer…
Maintenant, pour tenter de résumer mon opinion, je pense qu’un thé doit être choisi et compris avec nos trois récepteurs : coeur, tête et corps. Mais bien que l’un ne puisse pas aller sans l’autre, il est nécessaire de les prendre un par un pour bien comprendre. D’autant que l’on ne peut ignorer que le coeur représente un centre complètement délaissé dans la société occidentale moderne. Pourtant, le coeur est capable de recevoir des informations, les traiter, et apporter des réponses. Le thé doit passer par l’analyse du centre coeur. Car il se trouve que certains thés peuvent ne pas être “tape à l’oeil” pour la tête, ni même pour le corps (et ses cinq sens), alors qu’ils sont capables de faire vibrer le centre coeur, souvent de manière très fine. Il faut beaucoup de travail pour le percevoir. Le coeur permet aussi d’aller au-delà de tout ce que sait la tête, au-delà de l’égo et du mental.
La réfléxion sur nos critères personnels d’appréciation du thé doit finalement nous conduire vers une meilleure compréhension de nous-même qui pourra éclairer notre compréhension du thé. Enfin, je dirai que les quatre très célèbres vertus du thé (harmonie, respect, pureté, silence) représentent une clef précieuse lorsqu’il s’agit juger le thé.
4 comments
Nicolas
Bonjour Charlotte,
Excellent article bien pensé, réfléchi et intuitif.
A la première lecture j'ai particulièrement apprécié le passage "le coeur comme récepteur".
A+
Nicolas
Unknown
merci pour ce bel article qui donne envie de mieux connaître le thé et toutes ses subtilités…..
et pour ces magnifiques paysages (de Chine ??) empreints de d'harmonie et de pureté, on dirait des tableaux taoïstes
personnellement j'aime les thés verts que je trouve assez légers et plein de saveurs proches de la nature, elle-même, où tout est là et à sa place
Charlotte Billabongk
Merci pour vos commentaires.
Les photos sont bel et bien prises en Chine (dans différentes provinces).
TeaMasters
La photo du porteur marchant vers le creux des falaises est superbe. Wu Yi? Merci de nous montrer la beauté de ces lieux. Et merci de partager ton expérience du thé.