J’ai constaté, en observant attentivement la vision de la préparation du thé en Occident et la vision chinoise, qu’il y avait encore des différences assez frappantes. Ce n’est pas un scoop, évidemment, mais certaines d’entre elles me paraissent quand même assez surprenantes dans la mesure où les Occidentaux pratiquent de plus en plus les méthodes de préparation chinoises. Nous allons donc causer de la température de l’eau pour la préparation des thés chinois, et plus particulièrement des thés blancs, verts et jaunes (en supposant que pour les autres familles de thé, l’utilisation d’une eau très très chaude soit déjà acquise, ce qui n’est pas certain compte tenu du fait que l’on peut encore voir des wulong type Tie Guan Yin par exemple, préparés à 80°C ou 85°C). Partons du principe que la préparation de ces thés se fait dans un gaiwan ou dans un verre pour pouvoir nous focaliser efficacement sur la température de l’eau, et rien d’autre. En Occident, pour préparer ces thés-là, on préconise bien souvent (si ce n’est toujours), une eau à 80°C, parfois même 75°C ou 70°C. En Chine, ces thés sont habituellement préparés avec une eau qui se situe entre 85°C et 95°C. Pourquoi un tel écart ?
Les buveurs de thé occidentaux s’en tiennent sans doute à ce qui est recommandé de manière générale, sans trop y penser. Je crois que nous sommes nombreux à avoir débuté comme cela. Il y a surement une certaine crainte par rapport à l’aspect fragile des jeunes feuilles et bourgeons de thé que l’on ne veut pas bruler. Alors, on utilise une eau très peu chaude. Mais bizarrement on la balance sans précaution aucune directement sur les feuilles. En Chine, c’est tout le contraire, l’eau est très chaude, mais on prend toujours soin de la verser avec délicatesse, jamais directement sur les feuilles (l’eau est versée sur la parois de l’ustensile utilisé). Et puis, on leur permet de s’humidifier gentiment avec une petite quantité d’eau, en les faisant lentement tourner, d’une manière précise et subtile, puis, on ajoute le restant d’eau dans le même esprit. Ici, la maîtrise se recherche à travers le geste, non à travers le choix de la température. Autrement dit, pour ne pas brusquer les tendres feuilles, on passe par la maîtrise du geste. Mais n’oublions pas non plus que les bourgeons et jeunes feuilles ne sont pas “en sucre”; le théier est une plante robuste, un camélia, et ses jeunes pousses portent en elles une force certaine qu’il faut savoir manier à la fois avec fermeté et délicatesse (comme c’est le cas lors de la fabrication du thé par exemple).
L’utilisation d’une eau à 80°C ou en dessous pour la préparation des thés verts, blancs ou jaunes représente peut-être aussi un garde fou par rapport aux thés de moyenne qualité, qui, avec une eau peu chaude resteront potables malgré tout. En effet, à une si faible température, un thé ne risque pas de montrer ce qu’il a dans le ventre. Mais pour des thés de moyenne ou basse qualité, cela peut rendre service car mieux vaut précisément ne pas pas savoir ce qu’ils ont dans le ventre ! C’est pourquoi je me demande si la propagation et le maintient d’une telle méthode en Occident ne serait pas liée à une volonté de s’assurer que, dans le doute, on pourra toujours masquer un thé médiocre. Un thé de bonne qualité, quant à lui, ne souffrira pas d’une eau à la température plus élevée, au contraire. Oui, une eau bien chaude révélera toutes les potentialités (bonnes ou mauvaises), si bien qu’un bon thé n’aura rien à craindre à partir du moment où il est correctement préparé.
Ce phénomène pourrait aussi tout simplement être lié à un manque de connaissance et de sens de l’observation. Par le biais de l’expérience et de l’expérimentation, le buveur de thé découvrira tôt ou tard, que pour les thés chinois, une eau à partir de 85°C est souvent nécessaire pour les faire parler, autrement dit, pour connaître leur niveau de qualité et toutes leurs caractéristiques. En Chine, j’observe la manière de préparer le thé en de nombreux endroits (chez les paysans, dans les instituts et écoles de thé, les maisons de thé, chez les amateurs éclairés, etc) depuis plusieurs années, et je n’ai encore jamais vu personne utiliser volontairement une eau qui se situerait en dessous de 85°C (à moins qu’on ne veuille vous faire avaler un thé pas terrible !)… Personnellement, dès la première fois où j’ai mis les pieds en Chine, l’utilisation d’une eau très très chaude m’a sauté aux yeux parce que c’est exactement le contraire de ce qui est préconisé dans les pays occidentaux. Certains diront qu’en Chine, on fait bouillir l’eau pour des raisons d’hygiène. Oui, mais on utilise aussi des eaux de sources parfaitement pures pour la préparation du thé, et là encore, on les porte volontairement à une température très élevée, non pas pour des raisons d’hygiène, mais bien pour permettre au thé de se dévoiler. Et on peut en découvrir des choses sur un thé avec une eau très chaude !
Le contrôle de la température de l’eau n’est pas un phénomène nouveau, mais en Occident, il a prit une tournure presque rigide. Il n’y a qu’à voir les divers thermomètres disponibles et le fort développement des bouilloires à température variable. A ce propos, en Chine, la conception des bouilloires s’oriente bien d’avantage sur la manière de verser et d’accompagner le geste du mieux possible. Et bien que l’on ne mesure pas la température au degrés près, on reste attentif au son qui se produit dans la bouilloire afin d’éviter “la vague déferlante” (autrement dit l’eau qui bouillonne à plein régime) pour certains thés (c’est pourquoi l’ouïe est aussi un sens qui entre en ligne de compte dans la préparation du thé). Il faut dire que souvent, même les bouilloires électriques ont une montée en température lente, ce qui permet de tranquillement les arrêter au moment opportun (ou de faire bouillonner à triple bouillon si besoin, ce qui n’est pas le cas des bouilloires électriques occidentales). Depuis les temps anciens, les Chinois distinguent de manière poétique et imagée les différents stades de la montée en température de l’eau. Néanmoins, on conseille rarement d’utiliser l’eau qui se situe aux premières étapes de cette évolution (dans le cas d’une eau de source pure).
Alors après, que l’on emploie une eau peu chaude par goût personnel ou parce que l’on y trouve un quelconque intérêt, c’est tout à fait autre chose. Chacun fait ce qu’il veut en connaissance de cause, cela va de soi. Le thé nous donne simplement l’occasion de réaliser que nous sommes parfois conditionnés. Pour moi, la température de l’eau fut un déclencheur lorsque j’ai vu ce qui se pratiquait en Chine. Et quand j’en ai moi-même fait l’expérience, cela a changé ma vision du thé. Avec le recul, je pense obtenir des infusions beaucoup plus satisfaisantes avec une eau très chaude. Ce sont tous ces petits détails et notre capacité de remise en question qui façonnent peu à peu notre expérience et notre connaissance du thé.
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